VOYAGE(S) & TRANSITION(S)
VOYAGE(S) & TRANSITION(S)
le goût du voyage
Et si demain, le voyage n’était plus lié à la géographie et au territoire ?
Et si, demain, le tourisme n’était plus que virtuel ?
Et si demain, les déplacements étaient restreints et contrôlés ?
Et si, demain, on perdait le goût du voyage ?
Cette courte fiction vous raconte la vision d'Edgard à travers l'histoire et les souvenirs de son grand père ...
Rédigée et pensée par Laurie Grzesiak, experte en veille & prospective et fondatrice de Protocole 42.
Mars 2074
Edgar aide sa mère à vider la maison de son grand-père décédé quelques semaines auparavant.
C’est une vieille bâtisse en pierres, une maison individuelle isolée comme il en reste peu aujourd’hui.
La maison en elle-même, mais aussi ce qu’elle contient est chargé d’histoire et de souvenirs ; des souvenirs heureux pour Edgar, de vacances passées chez ses grands-parents, mais aussi de « vrais » souvenirs palpables qu’Hugo Duteuil, son grand-père a ramené de ses voyages.
« Voyage », un mot d’un ancien temps que l’on utilise plus aujourd’hui que pour désigner un trajet quelconque et non une aventure comme cela était le cas du temps de son grand-père.
Aujourd’hui, ce qui se rapproche le plus du « tourisme » d’antan est virtuel.
Au fil des années, la réalité virtuelle et les sensations qu’elle procure se sont considérablement améliorées.
Il faut dire que les multiples confinements qui ont suivi la pandémie de covid-19 y sont pour beaucoup.
Alors que le confinement de la covid-19 avait été vécu comme une privation de liberté immense par son grand-père, la génération d’Edgar est désormais habituée à vivre enfermée plusieurs mois de l’année, notamment à cause des pluies acides qui frappent régulièrement le pays.
Le virtuel est devenu une échappatoire pour beaucoup et il est désormais possible de visiter les pyramides de Kheops en direct de son canapé même si on a très peu de moyens.
L’immersion est d’autant plus grande que la réalité virtuelle propose des reconstitutions historiques, il est à la fois possible de voir les pyramides, mais aussi de s’imprégner de la vie de l’époque comme si on y était.
Même son grand-père l’admettait, la réalité virtuelle était une invention spectaculaire.
Pas plus tard que la semaine dernière, Edgar, chaussé de son casque de réalité virtuelle, avait fait une randonnée somptueuse dans les calanques de Marseille.
Désormais, dans la vraie vie, on ne peut plus y accéder : des années de flux touristiques non réglementés ont conduit à une dégradation de la plupart des sites naturels français.
Dans les années 2020, le secteur du tourisme avait déjà commencé à se transformer, on a cherché à répartir les flux touristiques sur l’année et sur le territoire.
Du fait de la surpopulation des lieux les plus instagrammables, le partage de la géolocalisation des photos de vacances a été interdit.
Des partenariats ont été noués entre des territoires et Netflix, la plateforme de streaming, pour tourner des films et des séries dans des régions peu touristiques toujours dans un souci de répartition des touristes sur le territoire.
Des systèmes de quota et de tirage au sort ont été mis en place pour visiter les lieux les plus célèbres.
Le tournant a bien entendu été l’année 2035 quand un nuage de cendre, lié à de multiples mégafeux, a recouvert la planète et que les communications ont été coupées pendant près de trois jours.
La prise de conscience de l’urgence climatique a été soudaine et massive, des secteurs entiers comme celui du tourisme ont tout bonnement cessé d’exister, du moins dans la forme sous laquelle on les connaissait.
En quelques années, les voyages en avion à des fins de loisir ont été interdits. Des points carbones ont été instaurés pour les particuliers limitant drastiquement les déplacements.
Désormais, ce qui s’apparente le plus à du tourisme sont les séjours d’apprentissage.
On peut toujours prendre des « vacances », à la seule condition qu’elles soient relativement proches de votre lieu de vie et associées à un apprentissage comme la permaculture, le maraîchage, la couture… Ces séjours sont la solution que le Gouvernement à trouvé pour assouvir le besoin de vacances et de déconnexion de la population tout en les formant aux compétences nécessaires au « monde d’après ».
Pour les familles qui seraient éclatées sur le territoire, des permis spéciaux de voyage ont été instaurés ; on peut rendre visite à sa famille deux fois par an et bien entendu, plus la famille est loin, plus le prix du trajet est élevé.
En fouillant le grenier de son grand-père, Edgar retrouve une collection de livres : les guides du routard.
Sa mère lui explique qu’ils étaient un incontournable à l’époque où l’on pouvait voyager. Elle lui apprend même qu’à l’époque de ses arrières grands parents, il était possible de prendre l’avion pour une destination lointaine, pour une période courte et qu’il existait même des hôtels climatisés où l’on pouvait boire et manger à volonté.
C’est à peine croyable ; aujourd’hui, les déplacements sont tellement contrôlés que même à vélo, il faut justifier sa destination.
En feuilletant ce que sa mère appelle négligemment « les routards », Edgar est nostalgique d’une période qu’il n’a pas connue : avant, on visitait des pays, aujourd’hui, on visite sa famille.
Pour préserver la planète, on a déconnecté le voyage de la géographie : « Visiter un lieu » ne veut plus rien dire.
Edgar comprend encore l’idée, mais pour ses enfants et ses arrières petits-enfants, cette association de mots sera un non-sens.
Il se dit qu’il est de la mauvaise génération, ses parents et ses grands-parents ont renoncé aux Voyages avec un grand V, mais ils ont pu l’expérimenter et il leur reste des souvenirs.
La génération à venir ne connaîtra pas ou très peu cette façon de voyager, elle aura été élevée au virtuel, pour eux, la limitation des déplacements n’est pas vécue comme une contrainte ; pas besoin de s’aventurer dans des lieux dans lesquels on peut s’immerger virtuellement.
Edgar, a l’impression de renoncer à quelque chose qu’il connaît, mais qu’il n’a jamais vécu et ne vivra jamais. Quelle injustice !
Une chose est sûre, il gardera précieusement les livres de son grand-père avec l’espoir qu’un jour peut-être, on puisse retrouver le goût du voyage…
Les signaux faibles ayant inspiré cette fiction :
Tourisme et métavers : vers une généralisation du voyage virtuel ? (The Conversation, 21 mars 2022)
Cet été, le WWF France lance l’opération "I Protect Nature" sur Instagram pour protéger les sites naturels de France (WWF, juillet 2019)
Un "permis de visite" sera expérimenté pour la première fois cet été dans les Calanques de Marseille (Géo, avril 2022)
L’Etat s’associe à Netflix pour attirer des touristes en France (Le Monde, février 2024)
Mégafeux au Canada : les fumées atteignent la France (Novethic, juin 2023)
Quota de 4 vols par vie : Jean-Marc Jancovici persiste et signe (L’Echo touristique, mai 2023)
Quelques sources d’inspiration :
2055_ : ce roman débute en 2099. On y apprend qu’en 2099, tout a changé, les temps de trajet se comptent en heure de vélo, Paris est devenu un marais où plus personne ne désire habiter. La propriété individuelle ne concerne plus qu’une poignée d’individus vieillissants et l’habitat collectif est devenu la norme. La faune et la flore semblent plus pauvres également, mais les ressources planétaires sont sous contrôle et la population paraît heureuse. Le livre raconte les événements qui se sont déroulés en France entre 2022 et 2055 et ont conduit à ce scénario.
La Red Team : L’un des scénarios de la saison 2 de la Red Team « Après la nuit carbonique » raconte comment des mégafeux, ayant dévasté une grande partie du globe à l’été 2035 et plongé la Terre dans la pénombre pendant plusieurs jours, ont déclenché une prise de conscience mondiale et conduit à une décarbonation massive de la planète.
Formée à la prospective, elle passe dix ans à accompagner les entreprises au sein de Futuribles avant de développer sa propre activité et sa propre méthode. C'est ainsi qu'est né protocole 42.
"J’utilise la science-fiction comme prétexte pour questionner notre rapport au futur, pour ouvrir le champ des possibles à des ruptures qui se situent parfois hors du spectre de notre réflexion." L.G
Laurie grzesiak