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VOYAGE(S) EN TRANSITION

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L'OR NOIR

1er prix du concours Géronimo 

Chilowé, un média axé sur la micro-aventure et visant à inspirer tous ceux en quête d'un mode de vie joyeux et local, a lancé un concours de nouvelles au sein de sa communauté. Le défi consistait à imaginer comment le monde serait si une espèce animale décidait de faire grève.

 

Nous publions ici la nouvelle gagnante du concours - vous pouvez retrouvez la publication originale en cliquant ici !

Nouvelle signée Marie-Jeanne Delepaul

Journaliste pour Radio France en poste à France Bleu Creuse.

– Un ragoût de grillons et une bière aux algues s’il vous plaît.

Le plateau du serveur faillit faire un vol plané. En vingt ans de service, il n’avait jamais vu ça. Ou plutôt, jamais entendu. Les commandes étaient toujours passées via une application dernier cri, sans qu’aucun son ne soit émis. Il recevait alors les choix des clients dans l’oreillette microscopique enfoncée en permanence dans son tympan. Depuis que le dérèglement climatique s’était emballé, la France était classée en zone tropicale et s’était retrouvée envahie de colonies de moustiques. Leur bourdonnement incessant avait contraint les autorités à faire rembourser les protections auditives par la Sécurité sociale.

Pourtant ce jour-là, le silence régnait à la terrasse de ce bistrot lillois du bord de mer. On eut beau tendre l’oreille, pas de frémissement agaçant, pas de frétillement entêtant, pas de froissement angoissant. Certains clients osèrent même retrousser le bas de leur combinaison intégrale, dévoilant des mollets boursouflés, parsemés de cicatrices semblables à des cratères.

Alors que tous trinquaient à cette trêve inopinée, la grosse figure rougeaude du Premier ministre apparut près du bar. L’image grésilla quelques instants puis une voix martiale retentit.

– Mes chers concitoyens, mes chères concitoyennes, nous n’avons pas seulement remporté une bataille, nous avons gagné la guerre. Les canons à citronnelle que nous avons rendus obligatoires dans tous les lieux publics ont démontré leur efficacité. Tous les pays nous ont imités. Nous voilà libérés d’un fléau qui nous pèse depuis trop longtemps. Vive la République et vive la France.

Au moment d’appuyer sur le bouton de fin d'enregistrement, le Premier ministre lissa sa fine moustache grassouillette d’un air satisfait. La journée avait été productive. Avant de s’attaquer aux moustiques, il avait renvoyé en mer un énième bateau de migrants climatiques et reçu les responsables du syndicat des bananiers de Strasbourg. Le chef du gouvernement s’apprêtait à s’octroyer un petit verre de Chablis – un plaisir de luxe depuis que la production avait été délocalisée en Norvège – quand une nuée de minuscules pancartes envahit son bureau.

– Les dards, au placard !

Le Premier ministre dut plisser les yeux pour apercevoir son interlocutrice. Elle avait un ventre ambré proéminent, deux yeux verdâtres, ronds et énormes, qui mangeaient les trois quarts de son visage et des ailes qui battaient frénétiquement la mesure, comme si chaque mot résonnait de colère dans son corps de moustique. Gonflant son abdomen, elle poursuivit.

– Comment osez-vous vous attribuer le mérite de notre grève ? Cette histoire à dormir debout de citronnelle ne convaincra personne. Dois-je vous rappeler que nous avons déposé notre préavis pour protester contre les discriminations à répétition dont nous sommes les victimes ? Nous sommes lassés d’être sans cesse traqués, asphyxiés, écrasés, balayés, écrabouillés, piétinés, grillés, gazés, et même tapette à moucher… C’est un spécicide et vous en êtes le responsable !

Le Premier ministre éclata d’un rire gras.

– Tout ça, c’est du pipeau. Cela fait des années qu’on mise sur toi et tes petits copains pour contenir la démographie. Vous êtes censés propager la dengue, le chikungunya, la fièvre jaune et le paludisme… Mais bonjour le bilan ! La population mondiale continue de doubler tous les cinquante ans. On en est déjà à onze milliards d’humains. Vous auriez dû vous mettre au travail sérieusement au lieu de pleurnicher dès qu’on sort le moindre spray.

Il s’affala sur son siège et toisa son adversaire.

– T’es pas née de la dernière pluie, tu sais bien que nos petites discussions doivent rester secrètes. Officiellement vous êtes toujours l’ennemi public numéro un et ça marche du tonnerre. Avec l’annonce du projet de loi citronnelle, j’avais déjà pris trois points d’intentions de vote, mais depuis votre grève je suis carrément en tête des sondages !

La cheffe des moustiques tournoyait à présent avec fureur sous le nez dégoulinant de sueur du politicien.

– On en a marre d’être caricaturés, toujours représentés tigrés, comme des vampires qui sucent le sang des innocents ! Vous savez que nous sommes plus de 3.000 tribus, et que seules 200 piquent les humains, juste quelques gouttes pour nourrir nos œufs… Vous mentez depuis des millénaires à votre propre peuple. Mais ce sera bientôt terminé.

Elle se redressa vivement et brandit des antennes vibrantes de rage.

– Amis diptères de tous les pays, unissez-vous !

La foule vrombissante répéta après elle et le brouhaha d’ailes froissées obligea le Premier ministre à se boucher les oreilles. La cheffe lâcha, avant de s’envoler dans la nuit.

– Adieu, Monsieur le Premier ministre. Rira bien qui piquera le dernier…

Les jours suivants, la disparition des moustiques provoqua une liesse qu’on n’avait pas connue depuis un siècle. On se remit à porter des shorts et des débardeurs. Évidemment, il y avait bien quelques rabat-joie pour pointer le calvaire des libellules, des chauves-souris, des hérissons et des taupes. Privés de moustiques, l’un de leur repas favori, ces espèces déjà menacées commencèrent à sérieusement dépérir. Mais pas de quoi faire pleurer dans les chaumières… L’allégresse générale commença à fléchir quand on s’aperçut que les oiseaux aussi étaient friands de moustiques. Dans la toundra arctique, des migrateurs agonisaient, le bec ouvert.

Le sujet fut ensuite balayé par un gros titre, paru le 5 septembre 2083 : « Où est passé le chocolat ? » L’enquête, très détaillée, expliquait que les prix des tablettes avaient bondi de 400% en quelques mois. Des producteurs de cacao, perplexes, témoignaient de récoltes de plus en plus maigres. Les troncs grandissaient, les branches croulaient sous les fleurs, mais elles ne se transformaient jamais en fruits. Des colonies entières d’abeilles avaient été mobilisées, mais rien n’y faisait. Dans les supermarchés, les familles se ruaient sur les pâtes à tartiner. Les rayons étaient dévalisés. Les cours de la Bourse s’affolaient.

Seul un arbre, situé dans le désert amazonien, continuait à produire comme si de rien n’était. Il se trouvait dans une ferme tenue par un vieux paysan qui habitait avec son unique petit-fils âgé de quinze ans, Nao.

Un jour, une délégation de scientifiques mandatés par les autorités frappa à leur porte. Le vieux leur montra l’arbre, ils examinèrent les cabosses, analysèrent les fèves, froncèrent les sourcils, prirent un air important, puis repartirent sans réponses à leurs questions. Le mystère restait entier.

La petite ferme fut bientôt assaillie de demandes. Des investisseurs du monde entier proposaient des montants toujours plus exorbitants pour acheter le cacaoyer miraculeux. Le gouvernement local tenta même d’exproprier le vieux et le garçon pour récupérer les terres. Dans un monde vidé de pétrole, le chocolat était devenu le nouvel or noir.

Pendant ce temps-là, Nao continuait de vaquer à ses occupations. Chaque matin, il prenait une très longue échelle et montait sur le dernier barreau pour humidifier les larges feuilles vertes de son arbre fétiche. À ses côtés, un minuscule moustique virevoltait. C’était Jo, son unique collègue, compagnon et ami.

Peu après avoir appris à marcher, Nao avait trouvé une larve et en avait pris soin. Jo était né dans sa minuscule chambre et n’avait jamais connu ses semblables. Il aimait lui aussi les promenades quotidiennes autour du cacaoyer. Son nectar avait un goût incomparable. Sa trompe plongée entre les pétales, Jo se délectait de ce liquide délicieusement sucré et ne pouvait s’empêcher de voguer de fleur en fleur, les pattes empêtrées de pollen. Il venait justement d’engloutir une nouvelle gorgée quand deux gros yeux verts firent irruption.

C’était la première fois que Jo rencontrait un autre moustique, et quel moustique ! Il n’avait jamais rien contemplé d’aussi délicat, d’aussi élégant. Sa joie fut douchée par le ton glacial de sa congénère.

– Vous faites honte à votre espèce. Veuillez cesser immédiatement cet acte de mutinerie et rejoindre la grève internationale. Il n’y a plus de cohabitation possible avec les humains.

Elle fit claquer ses ailes et disparut aussi vite qu’elle était venue.

Jo sombra dans une grave dépression. Il se trouvait face à un dilemme : rejoindre la belle inconnue dans sa lutte mais quitter son ami de toujours, ou rester fidèle à son protecteur et renoncer à vivre parmi ses camarades ? Nao désespérait de le voir sombrer ainsi. Une nuit, il se leva et entra dans la chambre de son grand-père. Le vieux dormait toujours avec son carnet d’adresses sous l’oreiller, hors de portée, sous prétexte que les enfants devaient laisser les adultes gérer les affaires d’adultes. Nao feuilleta fébrilement les pages et tomba sur le numéro du Premier ministre français. Il en était sûr : c’était bien lui qui avait appelé trente-sept fois la petite ferme au cours du dernier mois.

Il décrocha presque immédiatement. La voix nasillarde grommela.

– J’espère que vous avez une bonne raison pour me déranger en plein tournoi de drones.

Nao respira un grand coup et répondit.

– Je sais comment vous assurer la réélection. Vous pouvez être l’homme qui redonne à son peuple le chocolat perdu. Je vous révélerai le secret pour le produire. Mais pour cela, négociez avec les moustiques, mettez fin à leur grève.

Le Premier ministre ricana .

– Vous plaisantez j’espère ? Et puis d’abord, quel est le rapport entre ces satanées bestioles et le cacao ?

Nao laissa quelques secondes s’écouler et répliqua.

– Vous le comprendrez bien vite. Je m’engage à relancer la production de cacao mondiale et à vous vendre toutes mes fèves, à une condition. Vous investissez tous les bénéfices dans des vaccins contre la dengue, le chikungunya, la fièvre jaune et le paludisme. Pour le reste, finis les canons à citronnelle et autres moustiquaires électriques. Je crois que tout le monde sera d’accord : un bon bol de chocolat vaut bien quelques piqûres.

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