QUAND LE VOYAGE TISSE L’AVENIR

Quand le voyage révèle l'âme des territoires
Portraits croisés de quatre pionniers du tourisme humain
Il y a ces moments où un regard change tout. Quand Mark voit pour la première fois les femmes de Mequat Mariam baisser les yeux, laisser les hommes répondre à leur place, il ne sait pas encore qu’elles dirigeront un jour leurs propres maisons d’hôtes. Quand Martina et Philippe réalisent que leur hôtel provençal les enferme dans “une cage dorée” et décident de tout plaquer pour s’installer à Chachapoyas avec leurs deux enfants. Quand Olivia entend ces femmes équatoriennes lui dire : “qu’est-ce qu’ils peuvent venir voir chez nous ? On n’a rien d’intéressant, on est pauvres.” Quand un jeune Libanais qui voulait émigrer annonce à Nada et Joëlle qu’il reste finalement pour étudier le tourisme. Quatre révélations qui redessinent leur vision du voyage.
Le tourisme qu’ils portent aujourd’hui tient dans ces détails qui bouleversent : Señora María Elena qui élève des cochons d’Inde dans sa maison adobe de Leymebamba tout en transmettant l’art ancestral du tissage ; l’artisan chapelier libanais qui vend en une journée ce qu’il écoule en six mois grâce à Tourleb ; cette cuisinière éthiopienne qui dévale la colline pour serrer Mark dans ses bras. Ici, on ne collectionne pas des étapes. On rencontre des visages. On revient.
Mark l’a compris dès 1999 en s’appuyant sur les “Idir”, ces structures éthiopiennes où la communauté soutient naturellement les familles endeuillées. “Elles étaient déjà inclusives et responsables, parfaites pour y greffer notre tourisme.” Olivia, en Équateur, s’inspire des “Warmi” — ces femmes devenues cheffes de villages quand la crise des années 90 poussa leurs maris à l’émigration clandestine. Au Liban, Nada parvient à organiser des visites même quand tout est fermé. "On ne pouvait pas les ramener en disant désolé."
“La première fois que des voyageurs sont arrivés à Mequat Mariam, en Éthiopie, toute la communauté est sortie pour les voir. Il a fallu expliquer que ce projet était le leur. Un an plus tard, accueillir des visiteurs fait partie du quotidien, mais la fierté est restée.” Vingt-cinq ans après, 75 % des revenus vont directement aux villages. Les formations – hygiène, cuisine, comptabilité – transforment des agricultrices en entrepreneures. “Une femme qui ne me regardait jamais dans les yeux me dit aujourd’hui qu’elle gagne sa vie, qu’elle prend confiance. C’est une dignité retrouvée.”



Cette transformation inspire. Au Liban, Tourleb pousse les femmes à devenir chauffeuses. En Équateur, Franco, guide kichwa, apprend le français en autodidacte au contact des voyageurs tout en poursuivant sa formation d’apprenti chaman. “La venue des voyageurs a créé une forme d’espoir”, résume Berhe, guide en Éthiopie.
Dans les Andes péruviennes, Lola avait créé l’aire de conservation privée Milpuj avant de transmettre à son fils Perico ces 70 hectares. Depuis sa disparition, il continue leur mission : ruches pour financer la reforestation, murs isolés avec des bouteilles de sable, caméras qui immortalisent les léopards colocolo. “Un hébergement dans une zone protégée attire des voyageurs déjà sensibilisés, prêts à contribuer”, sourit-il.

Au Liban, Tourleb transforme la citadelle oubliée de Smar Jbeil en jeu interactif qui relie villageois, restaurants et églises : “Les gens nous appellent maintenant pour venir la voir. On a réveillé un patrimoine endormi.” En Équateur, les mingas – journées d’entraide où l’on entretient l’école ou les canaux – réaniment l’esprit collectif. “Ce ne sont pas des chantiers indispensables, mais un geste qui valorise la solidarité,” dit Olivia. Ces journées se terminent souvent en fête, charangos et danses jusqu’à l’aube, avant des adieux en larmes.
Ces modèles montrent leur force dans l’épreuve. Quand l’explosion du port frappe Beyrouth en 2020, Nada détourne son circuit vers le nord : “Ne jamais paniquer. Si on panique, les voyageurs paniquent.” Son système “The Watch” suit en temps réel l’actualité via WhatsApp et envoie des codes secrets aux guides. Leur projet “Id bi Id” permet même aux anciens voyageurs d’acheter des produits d’artisans pour les redistribuer aux familles dans le besoin.
Olivia raconte Digna, étudiante devenue entrepreneure qui emmène 120 familles dans son projet communautaire. Mark parle de guides devenus entrepreneurs. Elena au Pérou se souvient de Maria et Emile, des voyageurs devenus des amis. “Pour se lancer, nous n’avions pas l’expérience. Phima nous a soutenus, formés, poussés à y croire.”
Leur éthique repose sur le choix de la lenteur. Olivia limite volontairement les familles partenaires à trois-quatre groupes par an. “Moins de revenus, mais l’authenticité préservée.” Ce tourisme restaure des patrimoines, insuffle de l’espoir, transforme des rêves d’exil en enracinement.
Chaque année, ces agences compilent leurs données : combien de familles soutenues, de guides formés, de projets écologiques lancés. Au Pérou, 124 voyageurs Phima ont financé 6 200 soles pour REFORESTA, adoptant chacun symboliquement un arbre. “Vivre en contact avec la nature nous rend meilleurs”, souffle Perico.
Car ce qu’ils bâtissent dépasse le tourisme. C’est une géographie émotionnelle. Les mingas, les fêtes d’au revoir en Équateur, les artisanes libanaises qui vendent grâce aux voyageurs, les guides éthiopiens qui reprennent confiance après la guerre. “L’aventurier cherche des expériences culturelles, le voyageur culturel veut des défis. Ces tendances convergent”, résume Mark.
Pour les agents de voyage, ces réceptifs incarnent l'évidence du futur :
Le tourisme de demain se construira dans ces rencontres impossibles à programmer, ces émotions qu'aucune plateforme numérique ne saura reproduire. Une géographie émotionnelle où chaque départ devient promesse de retour, où l'expérience authentiquement vécue supplante définitivement l'expérience artificiellement mise en scène.
Des voyages qui transforment autant celui qui reçoit que celui qui visite, tissant cette interdépendance salvatrice que Nada résume dans sa philosophie : "Un voyageur ça repasse, un touriste fait un tour et s'en va. Nous, on préfère les voyageurs."